En savoir plus sur les quilteuses de Gee’s Bend

Gee’s Bend est un hameau en Alabama, une terre encerclée par un méandre de l’Alabama River.

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En France, Gee’s Bend ne nous dit pas grand chose, mais c’est pour les quilteuses américaines le symbole de la découverte d’une autre manière d’aborder le patchwork, un pas décisif vers la liberté de faire ce qu’on ressent et non ce qu’on doit faire ! C’est la découverte des quilts de Gee’s Bend qui a donné l’impulsion de l’improvisation, chère à beaucoup d’artistes contemporaines. On peut dire que les quilts improvisés sont du jazz en tissus !

Ce territoire fut la propriété de la famille Gee au début du XIXe siècle, qui s’y installa et fonda une plantation de coton avec des esclaves. A la fin de la guerre de Sécession, les esclaves étaient libres, mais où auraient-ils eu envie d’aller ? La plupart restèrent comme métayers sur place. Ils vivaient en quasi-autarcie, parlaient un dialecte fait de mots africains et anglais et étaient profondément chrétiens, mais avec aussi beaucoup de réminiscences des croyances de leur continent d’origine. Ils restaient tellement isolés dans leur boucle de rivière que les autres Noirs les appelaient les Africains !

L’histoire de la plantation fit que les descendants d’esclaves purent devenir des locataires « pour rien » au tournant du XXe siècle, le nouveau propriétaire étant absent. Mais même isolés, ils subirent de plein fouet les effets de la grande dépression des années 1930. Beaucoup moururent de faim. La Croix Rouge découvrit leur village et les sauva. Roosevelt força le propriétaire absent à s’occuper des gens vivant sur sa terre. Avec l’aide de lois pour le fermage, des familles purent acheter la terre dont leurs ancêtres étaient esclaves. Le cauchemar est devenu un rêve !

Martin Luther King leur rendit visite au cours de sa campagne pour le respect des droits civiques, après les marches de Selma à Montgomery en 1965. Lui et Reverend Walters engagèrent les femmes à faire un « Freedom Quilting Bee » comme ailleurs en Alabama : au lieu de ne faire que des quilts pour tenir leur famille au chaud, elle pouvaient aussi faire des quilts pour les vendre, afin de gagner en autonomie. Bloomingdale, le grand magasin, acheta leurs quilts, ce commerce fonctionna un temps puis s’étiola. Cette histoire des années 60 est racontée dans ce livre :

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On reparla des quilts de Gee’s Bend dans les années 1990-2000 car un collectionneur (William Arnett) vit des photos de leurs quilts et fut frappé par leurs similitudes avec des œuvres de peintres reconnus du XXe siècle, comme Matisse ou Klee. Il se rendit à Gee’s Bend, acheta des centaines de quilts et monta des expositions. Ces quilts sont bien éloignés de l’orthodoxie américano-européenne et il s’ensuivit une série de discussions académiques et de controverses sur le concept de l’art en regard de l’artisanat de l’Alabama… ainsi que l’opportunisme du collectionneur.

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Timbres postaux édités en 2006 avec des quilts de Gee’s Bend en illustration.

Et pourtant, ces quilts secouèrent bien le monde des quilteuses et de la création artistique, c’est un peu partout l’éblouissement devant cet art spontané d’une miraculeuse beauté (Michael Kimmerman, The New-York Times) !

Comment sont ces quilts ? Ils sont… différents ! Bien sûr on reconnaît des blocs connus comme le log cabin, des étoiles, des triangles… Les tissus utilisés sont ceux de notre monde de consommation : blue jeans, tee-shirts, textiles synthétiques… Ce qui frappe, c’est leur audace dans la composition, signe de leur liberté. Les quilteuses apprennent avec leur famille, sans aucune contrainte ni influence qui pourrait normaliser leur création. Une quilteuse de Gee’s Bend à qui ont demande mais pourquoi as-tu fait comme ça ? répondra invariablement I did it my way, je l’ai fait à ma façon, à ma manière..Mais il faut savoir qu’elles ne sont pas les seules à quilter ainsi. Même si ce village est, par son isolement, un concentré de quilts improvisés sans règles, c’est une caractéristique générale des quilts utilitaires, en particulier dans les Etats les plus pauvres (ceux du sud-est des Etats-Unis). Nous pouvons penser à la chère Miss Sue, amie de Betty Smith, qui faisait elle aussi tant de quilts utilitaires…

Voici quelques quilts beaux, modernes et presque sages :

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Minder Coleman (née en 1956)
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Louisiana Bendolf (née en 1960)
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Annie Bendolf (1900-1981)
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Magdalene Wilson (1898-2001)
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Sally Bennett Jones (née en 1966)
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MertlenePerkins (1917 – 2015)

Vous trouverez encore des dizaines d’inspirations et de petits chefs d’oeuvre, avec la biographie des quilteuses, sur ce site : Souls Grown Deep. Ce qui me réjouit, c’est de voir que ces quilteuses vivent très âgées, malgré la traversée de tant d’épreuves au cours du XXe siècle. Je confirme:  quilter, ça conserve, je le vois autour de moi aussi !

Des livres, tous édités dans la décennie 2000-2010, sont maintenant parfois à des prix prohibitifs, d’autres restent raisonnables. Il faut aussi surveiller les offres de livres d’occasion ou se les offrir en numérique. j’ai trouvé ces références sur amazon.com, certains le sont aussi sur amazon.fr.

De William Arnett :518qir-m7zl-_sx434_bo1204203200_

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De Mary Lee Bendolf :

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De Elyzabeth Wilder :

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Il y a aussi de très nombreux livres d’enfants, parmi lesquels celui-ci qui raconte une histoire vraie :

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Mais très bonne nouvelle, ce livre sortira le 13 juin prochain :

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    1. Tu    !!
         quilts modernes, on se renseigne forcément sur ce 😀
         !

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    2. bonjour, je ne suis pas étonnée que tu soit intéressée par ce genre de patch. Je les trouve tres beaux mais pas sure que j’arrive a faire, perturbée par les inégalités. En tout cas un magnifique reportage merci a Katel.

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  1.  recoupent, je venais de faire cette recherche pour un futur article du bulletin fil de Garonne ! Oui leurs quilts sont modernes, dans leurs graphismes, dans leurs couleurs,et dans leurs constructions et donc ils m’ intéressent ! Merci pour tout bises Mony

  2. Merci pour tous ces renseignements sur ces quilts très particuliers et presque inconnus en France. Bon week end

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  3. Grand merci, grand merci
    @ bientôt pour voir vos ouvrages et apprécier vos partages
    Ella

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  4. Quelle richesse que ce monde du quilt, c’est passionnant que l’on pratique cet ou pas. Merci pour toutes ces découvertes.

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  5. Certainement l’exposition qui m’a le plus émue lors d’un Carrefour du patchwork à Sainte Marie aux Mines. A voir, le film « Selma » de Ava DuVernay, qui raconte la marche pour les droits civiques dans cette ville en 1965.
    Merci pour ton (tes) article(s).

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  6. Encore un très bel article, documenté, sensible et passionnant. Les femmes Gee’s Bend sont la petite folie du quilt, l’anarchiste créatif, la liberté du pied de nez jubilatoire. Merci Katell de passer beaucoup de temps à nous faire partager vos connaissances dans le domaine des quilts.

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  7. Encore une découverte pour moi ! Je suis contente de voir qu’il me reste tant à apprendre de ce monde du quilt.
    Et puis, voir que ce mouvement est, quelque part, relié à l’esclavage me donne l’envie d’en savoir encore plus. Crois-tu qu’un de ces ouvrages sortira en français, un jour ?
    En attendant, je vais aller me régaler à visiter ce « musée virtuel » et oui, le terme de musée ne convient pas, je sais….

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  8. Merci pour cet article si intéressant et enrichissant.
    J’adore vous lire depuis quelques semaines…
    Agréable journée

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  9. Thank you for writing such a touching and moving story about the Gee’s Bend Women. It is an excellent reminder of how hard times and poverty can produce such beautiful work.
    This story took me back to my time spent with these kind and trusting women at the Gee’s Bend Co-Op.
    This article prompted me to revisit my photos this morning of my visit with the Gee’s Bend Quilters.
    Thank you for the memories, your articles tug on my heart strings every time I read them.
    Betty

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  10. Merci Katell ! tu en avais parlé au détour d’un autre article ….. mais avec la localisation sur une carte, l’histoire plus précise, les exemples de quilts? c’est encore un article super intéressant !
    A quand une proposition de FP pour faire des timbres avec de beaux patchs FRANCAIS ? 🙂 🙂 🙂

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  11. Un grand merci pour cette histoire si terriblement humaine . Un de ces quilts aurait mérité d’être accroché à l’exposition color Line du musée du quai Branly ….Nous connaissons mal cette période outre Atlantique . Ces travaux sont d’une grande beauté, d’une belle énergie moderne. …êt le pied de nez n’échappe à personne.

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  12. Betty a été fortement touchée par ton article…. je crois que tu ne pouvais pas faire mieux que de le publier aujourd’hui car aux US, un changement se prépare. On peut dire que ces quilts appartiennent et sont liés à l’histoire des esclaves. Et voir comme ils pouvaient en créer de merveilleux, même si tous biscornus, avec le peu de moyens qu’ils avaient me laisse admirative….. quel bel hommage !

    Aimé par 1 personne

  13. encore une histoire tres interessante, que vous nous racontez, juste un tout petit regret ces livres sont tous en americains
    moi ce qui me touche , c’est que quand on regarde de pres, nous ne sommes pas si loin de ces histoires, Martin Luther , j’étais une petite fille
    merci

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    1. Ils ne sont pas traduits car trop peu de personnes investiraient dans un livre cher (avec traduction et beaucoup de photos). Il faut donc se contenter des reportages francophones dans les magazines et blogs. Oui c’est notre histoire proche, du XXe siècle !

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  14. Merci beaucoup pour cet article fort intéressant et tous les autres, d’ailleurs. Cela me rappelle mon enfance: famille nombreuse d’après guerre avec peu de moyens mais une maman très astucieuse qui savait tirer parti de tout vieux vêtement ou pièce de tissu pour en faire quelque chose de nouveau et d’utile mais pas toujours à notre goût hélas…

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    1. Hier, cet article a conduit mes amies Abeilles à parler justement de la logique de l’économie familiale de leur enfance. Nous avions chacune tant de souvenirs à échanger… et nous nous sommes rendu compte que nous avions une certaine nostalgie d’un état d’esprit « anti-gaspi » ! De là vient sans doute notre goût des scrap-quilts !

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  15. Bonjour, Katell
    Encore un bel article, sur l’histoire du patchwork
    Tu évoques les quilts utiles , dans le middle west les fermes regorgeaient de ces quilts qui servent souvent maintenant de protection tracteurs où dans la niche du chien, que n’ai je pas fait une razia !!dans les fermes de la famille de mon amie ces quilts un peu voir souvent biscornus étaient faits par les petites filles de la maison en 1ers ouvrages, afin de garnir les lits des journaliers venus en nombre pour les récoltes.
    C’etaient des tissus de recupération et le molleton était parfois des journaux ou d’autres tissus lainage par exemple, pas de matelassage mais des noeuds. On en trouve de moins en moins par désintérêt c’est aussi un pan de l’histoire du patchwork qui disparait
    Bonne et belle journée

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  16. A very informative article about some of my favorite quilt-makers. The Gee’s Bend story is one of courage, faith and following one’s own heart. Their quilts vibrate with this energy. I’m glad to learn about the Souls Grown Deep website and the upcoming book!

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  17. Merci pour cet article extrèmement instructif…
    je suppose que le livre « the freedom quilting bee » n’est pas dispo en français!!!
    alors.. texte ou aussi « images?? » car je ne me sens pas de lire un livre en anglais!!!
    belle journée à toi, MIP

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  18. J’avais vu une expo de quelques œuvres à Ste Marie aux Mines il y a quelques années qui m’avais très émue. Mais quand on entendait les commentaires des autres quilteuses, genre  » ça fronce, ça godaille, c’est pas droit » ça faisait mal au cœur. Quand on fait avec ce qu’on a, on s’arrange pour ne pas perdre une miette de tissu. Je ne sais pas s’il y avait une visite guidée, mais un jeune homme nous a bien parlé de leur vie et de leur façon de travailler, très émouvant.
    J’y pense souvent…

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